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Subjectivité et virtuel dans Oedipe Roi de Sophocle

Ludovic Jouis, Université de Rouen

dimanche 11 janvier 2009

Le « Je » dans le jeu : essai sur la constitution de la subjectivité dans le virtuel.

Mise en rapport avec « Œdipe Roi » de Sophocle.

L’analyse que nous proposerons ici aura pour fil conducteur le problème du virtuel dans la pièce de Sophocle, Œdipe Roi. Au cours de ce travail, nous soutiendrons l’idée selon laquelle le virtuel prend place dans la tragédie, non de façon ponctuelle, mais tout au long de celle-ci. L’enjeu sera de mettre en évidence le processus dynamique qui se déploie dans la pièce et qui pose celle-ci comme constituant hétérogénétique du déploiement, sous-jacent au jeu que nous définirons à terme comme l’objet virtuel virtualisant.

Nous devons dès à présent, pour pallier d’éventuelles questions, définir la notion de virtuel que l’opinion commune définit, à tort, comme l’opposé du réel. En effet, selon la définition de P. Lévy dans l’ouvrage Qu’est ce que le virtuel ?  [1], c’est à l’actuel que s’oppose le virtuel, là où le possible est en rapport avec le réel. Il nous faut comprendre que le possible est ce qui se réalisera sans que rien ne change dans sa détermination ou dans sa nature ; en ce sens il est donc comme le réel, excepté qu’il lui manque l’existence. Or, le virtuel n’est pas comme l’actuel, il est un nœud de force accompagnant n’importe qu’elle entité et qui appelle un processus de résolution : l’actualisation. De fait, le virtuel doit être envisagé comme un questionnement général qui appelle une solution particulière non déterminée faisant de l’actuel un surgissement.

L’étude qui suivra se déroulera en trois parties successives traitant tout d’abord du problème du virtuel concernant le personnage d’Œdipe. Par la suite, nous nous pencherons sur la question de l’indétermination de la nature des événements constitutifs de la pièce qui oscillent entre possible et virtuel. Pour terminer, nous verrons dans quelle mesure la pièce fait état d’une hétérogenèse constitutive d’un processus dynamique de transmutation des modalités de l’Être.
La problématique générale qui nous occupera consistera à nous demander comment comprendre que la pièce de Sophocle, bien qu’elle semble se situer dans l’espace du réel en étant jouée ou en s’attachant à un support matériel, puisse faire état d’une dimension virtuelle ?

I/ Œdipe et le problème de la personne virtuelle

Tout d’abord, nous devons remarquer que le problème de la personne intervient dès le début de la pièce, lorsqu’Œdipe s’engage à découvrir qui est le meurtrier de Laïos. C’est la façon qu’à Œdipe de s’exprimer qui renforce cette idée, en évoquant le meurtrier par l’utilisation du « il » ou encore par l’emploi du terme « lui ». Or, par anticipation nous savons que ce meurtrier n’est autre qu’Œdipe lui-même, ce qui nous engage à nous demander si nous avons à faire à une ou deux personnes et à savoir quel est le statut de cette ou ces personne(s) ?
Reprenant la définition du concept de personne établi par S. Chauvier dans l’ouvrage Qu’est ce qu’une personne ? [2], nous pouvons avancer que la personne ne peut se définir par son hypostase (ou substance). En effet, S. Chauvier met en évidence qu’une personne se caractérise par le fait de formuler des propositions égologiques, autrement dit, par sa capacité à être consciente de soi tout en pensant à soi comme un « Je ». Un individu est donc une personne dès lors qu’il est en mesure de s’attribuer une gamme de prédicats en première personne. Si la seule hypostase se révèle insuffisante s’est qu’elle laisse la possibilité d’un surgissement de plusieurs personnes en son sein, comme le montre l’exemple de « Dr Jeckyl et Mr Hide » qui sont bien des personnes distinctes dès lors qu’elles peuvent successivement dire « Je » tout en résidant pourtant dans le même corps physique. De fait, concernant Œdipe Roi, nous pouvons nous demander si nous n’avons pas à faire à deux personnes, Œdipe roi de Thèbes et Œdipe meurtrier, munis d’une même hypostase.
Il ne semble pas que nous soyons dans cette configuration dans la mesure où une seule des deux est désignée par le « je » alors que l’autre l’est par le « il ». Par conséquent, il paraît plus probable de penser qu’Œdipe Roi est la personne qui existe réellement, alors qu’Œdipe meurtrier n’est qu’un individu attendant d’être découvert. De cette façon, nous pouvons dire qu’Œdipe meurtrier n’est une personne que virtuellement, attendant les conditions de possibilité de son actualisation.


II/ L’indétermination de la nature des événements

Nous devons remarquer qu’il est difficile de définir clairement un découpage précis de la pièce faisant état de la nature de chacun des événements qui s’y produisent. En effet, si l’on se réfère au passage particulier de l’énigme de la Sphinx, nous pouvons penser qu’il s’agit ici de la mise en évidence d’un questionnement général attendant une solution particulière qu’apporte Œdipe en répondant correctement. Par conséquent, d’un passage du virtuel à l’actuel.
Cependant, il pourrait tout aussi bien s’agir du possible passant au statut de réel, si l’on envisage que la résolution de l’énigme faisait partie des prédictions des oracles et qu’elle était donc prédéterminée.
De façon plus générale, cette indétermination entre possible et virtuel, qui engage a fortiori une indétermination entre réel et actuel, couvre toute l’œuvre par la seule question qui consiste à se demander si Œdipe est victime ou responsable de ce qui lui arrive. En effet, le tragique réside-t-il dans le fait que nous ayons à faire à un malheureux, victime d’un destin implacable et prédéterminé, qui ne peut que se contenter d’observer la réalisation de la prophétie ? ou réside-t-il plutôt dans le fait qu’Œdipe, dans sa tentative d’émancipation du déterminisme, s’engage à produire lui-même les conditions de possibilité de l’émergence de la fatalité qui n’était que virtuellement présente et aurait pu s’actualiser tout autrement ?
Si la pièce de Sophocle peut engager ces questions, c’est en partie parce que la perspective, qui consiste à penser le virtuel, l’actuel, le possible et le réel comme quatre modes distincts et stables, est encore trop restrictive. Afin de résoudre ces difficultés nous postulerons en faveur d’un processus dynamique de transmutation des modalités de l’Être.


III/ La pièce comme exposition d’un processus dynamique

Nous venons de le voir, si la pièce révèle une indétermination de la nature des événements qui s’y produisent, c’est en partie à cause d’une perspective trop restrictive. En effet, l’usage de notions telles que virtuel, actuel, possible et réel suppose une inertie de l’événement. Or, un événement s’inscrit dans une dynamique de déploiement dès lors qu’il engage une dimension interprétative, significative, en tant que vécu pour le sujet qu’il affecte. D’une certaine façon, nous pouvons dire que l’événement est l’avènement du sujet en tant qu’il engage celui-ci, non pas dans une relation objective à ce qui l’affecte, mais, dans un rapport à lui-même. Par conséquent, nous devons préférer la terminologie de virtualisation, d’actualisation, de potentialisation et de réalisation qui rendrait compte des modalités changeantes se succédant continuellement de l’Être, et de l’engagement de l’événement dans un processus dynamique.
En nous attachant au personnage d’Œdipe, indépendamment des prédicats qu’on pourrait lui attribuer (roi ou meurtrier), nous pouvons relever que l’élément irréductible qui le caractérise est le « je ». De fait, c’est cet élément qui traverse les différentes modalités et qui engage la succession de prédications différentes. Par conséquent, il semble que nous pouvons considérer qu’Œdipe se révèle un centre dynamique inscrit au sein d’un processus qui traverse la pièce.
Si nous nous penchons sur la pièce en elle-même, nous pouvons remarquer qu’elle fait état de toute les caractéristiques de la virtualisation définies par P. Lévy. En effet, elle met en évidence « l’effet Moebius » puisque chaque spectateur peut constituer la pièce comme objet de son propre vécu et en même temps, la pièce engage chacun d’eux à créer leur propre interprétation et donation de sens vis-à-vis d’elle. Ensuite, la pièce fait état de la « réversibilité du public et du privé » dès lors que la situation propre à Œdipe est réinvestie par le public et qu’en même temps, le public par ses interprétations multiples investit la pièce en proposant diverses possibilités de compréhension de celle-ci. Enfin, la pièce fait état du phénomène de « déterritorialisation » dès lors qu’elle engage le spectateur à sortir de l’« ici et maintenant » de son effectuation, c’est-à-dire dès lors qu’elle engage le spectateur dans une réflexion sur ce qu’il observe tout en l’ouvrant au-delà d’elle-même, au-delà de sa spatialité et de sa temporalité. Par conséquent, la pièce est hétérogenèse dans la mesure où sa modalité virtualisante encourage la création de la nouveauté, du surgissement des interprétations, de leur potentialisation par la rationalisation et de leur réalisation par les divers travaux qui prennent corps.
En dernier lieu, nous devons admettre que la modalité virtualisante de la pièce repose essentiellement sur le jeu. En effet, c’est par le jeu que la pièce réalise son Être hétérogénétique puisque le jeu lui-même révèle les mêmes caractéristiques. « L’effet Moebius » en tant que l’acteur vit son personnage tout en créant son interprétation du personnage ; la « réversibilité du publique et du privé » en tant que l’acteur rend publique la situation privée qu’est celle d’Œdipe, tout en s’appropriant de façon privilégiée le retour qu’offrent les spectateurs par rapport à la prestation du jeu ; et le phénomène de « déterritorialisation » en ce que l’acteur va au-delà de la situation incarnée spatiale et temporelle du Moi et s’ouvre sur un autre, Œdipe en l’occurrence, dans un autre lieu et un autre temps.
Cependant, si nous donnons la primauté au jeu, c’est parce que celui-ci révèle quelque chose de plus qui fait défaut à la pièce seule, à savoir que le jeu a pour caractéristique essentielle d’être non pas seulement virtualisant, mais objet virtuel virtualisant. En effet, par sa nature seule le jeu est l’activité dotée d’un temps et d’un espace qui lui sont propres par laquelle le sujet échappe aux contraintes du principe de réalité, comme le définit R. Caillois dans l’ouvrage Les jeux et les hommes [3]. Par conséquent, par nature, le jeu est virtuel puisqu’il situe toujours déjà le sujet dans un hors de l’« ici et maintenant », ayant pour propriété d’être virtualisant.

Nous pouvons donc répondre à notre problématique générale en affirmant que la dimension virtuelle peut être comprise dans Œdipe Roi, dès lors que la pièce est hétérogenèse créant une ouverture sur d’autres modalités d’Être, dans la mesure où elle est porteuse de la dimension principielle du jeu qui s’incarne lui-même comme étant un virtuel virtualisant.

Ludovic Jouis, étudiant en philosophie, Université de Rouen


[1Pierre Lévy, Qu’est-ce que le virtuel ?, Paris, La Découverte, coll. "Sciences et société", 1995

[2Stéphane Chauvier. Qu’est-ce qu’une personne ? Vrin, « Chemins Philosophiques », 2001

[3Roger Caillois, Les jeux et les hommes, Gallimard, Paris, 1958

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