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Homère et sa lyre

lundi 27 avril 2009

Les aèdes du groupe Démodocos disent Homère depuis la naissance de la troupe, inspirés par l’exemple de Stephen Daitz. Parfois, ils chantent sur des partitions écrites, notamment par François Cam (cf. l’air de "Muse, dis-moi", composé sur nos hexamètres français puis appliqué par les comédiens au grec). Ils ont tenté cette diction récitée, parfois chantée dans des lectures (L’Iliade à Avignon en 2005) et dans des mises en scène dramatiques (Circé, Cyclope au fil des ans, de 1999 à 2009).

Parallèlement, du Retour d’Ulysse (1995) jusqu’à mes récents récitals du printemps 2009, j’ai développé une forme personnelle de diction chantée et improvisée.
L’absence d’instruments a freiné le développement de cette expression musicale. Mais le désir est toujours resté là, de chanter, de partir des grilles harmoniques fournies par les principes de la musique antique et les témoignages musicaux, dont la troupe s’est nourrie dès le commencement.

Le fait de chanter ne modifie par les données fournies par l’hexamètre d’Homère. Tous les caractères (durée, rythme, intonation) restent pris en compte par l’aède qui les intègre à un phrasé, comme tout bon interprète. Dans la diction chantée, comme le rappelle Aristide Quintilien, la voix saute d’un point fixe à un autre au lieu de glisser, ce que fait la voix dans le melos logôdes. La différence est que ce saut d’intervalle est prévu par le système harmonique choisi, et conséquemment par l’accord de la lyre.

Que ce soit dans le fameux passage de Démodocos au chant VIII de l’Odyssée, que je me souviens avoir psalmodié au Festival latin grec à Bécherel (édition 2006) en me laissant aimanter par les Hymnes delphiques, ou dans l’Invocation à la Muse, toujours recommencée, pour l’Iliade comme pour l’Odyssée, au Couvent des Récollets ou à la BNF (colloque Sur les traces d’Ulysse, 27 mai 2007), certains jours, la voix a voulu chanter, ne pas seulement rester dans la parole. A la Sorbonne, dans les lectures de ce début d’année, l’Iliade, que nous lisions dans ma traduction, me venait souvent en grec, avec la tentation irrésistible du chant.

L’acquisition toute récente de lyres traditionnelles à cinq cordes portées à six ou à sept, trouvaille inespérée, me permet d’envisager une forme d’accompagnement pour le chant de l’aède.

Mon expérience de cette improvisation est que la très grande finesse de nos analyses, telles qu’elles sont développées sur ce site, devient une source d’inspiration pour le développement du chant. Bien sûr, il ne suffit pas d’appliquer des règles, ni d’être dans une démarche philologique stricte qui imposerait des principes purement intellectuels.

Des exemples de monodie à 2, 3 ou 4 notes existent dans les témoignages de l’ethno-musicologie : je ne connais rien de plus beau que certains chants très simples de l’Afghanistan ou de la Mongolie. Mais l’énergie de la communauté qui porte ces chants leur donne une dimension très particulière. Le vent qui traverse ces chants ne vient pas du confinement d’un studio ; ce qu’ils savent, les chanteurs ne l’ont pas appris dans un dictionnaire de prosodie.

Les tentatives de restitution harmonique dans les genres diatoniques, chromatiques, et même enharmoniques dans les compositions de François Cam (Orestie, Antigone, Erechthée) relèvent d’un mystère : celui du théâtre et de sa transmission renouée par la magie de lois musicales. Toucher à cette mémoire enfouie, à partir d’aujourd’hui, telle est la démarche théâtrale que nous avons entreprise avec Démodocos.

Mais la voix épique, celle que nos laboratoires de recherche traquent, expérimentent, analysent, reste au-delà de toute connaissance musicale. Des statuettes minoennes d’aèdes lyricines en marbre aux rhapsodes des vases attiques, des témoignages dans les biographies tardives, des références dans toute la littérature antique, et les exemples de l’ethno-musicologie ne font que confirmer notre ignorance.

Il reste l’hexamètre, et les fascinantes relations de la langue et du rythme, du verbe et du chant.

Passer de l’université à l’espace des muses ? ça ne se décide pas depuis l’estrade de nos amphithéâtres. Les récentes restitutions vocales, musicales, théâtrales issues de la philologie fonctionnent trop souvent à partir de leurs propres règles.

De même que l’art ne saurait avoir de visée démonstrative, la perception de l’art engage bien autre chose qu’une évaluation critique du savoir mis en oeuvre. Et là, on se doute qu’il s’agit de tout autre chose que de technique vocale ou musicale. Parfois, il ne sert à rien de chanter devant des spécialistes. C’est même dangereux.

Tout est lié. L’aède ne saurait être seul avec ses formules et ses modes, même si, dans son studio, il feint de s’isoler. Jamais il ne saurait oublier le public, ni avant, ni pendant, ni après. C’est en aspirant à une langue commune que l’aède s’accorde, puis chante. C’est avec l’écho de son chant qu’il travaille, avec la manière dont les autres le reçoivent, avec l’attente des autres.

Le problème musical n’est qu’un seul aspect des choses.

Fixant l’harmonie selon une visée prédéfinie, les cordes de la lyre cadrent l’improvisation de l’aède, sans la contraindre. Le faible nombre de cordes implique des choix préalables : on décide d’avoir le tétracorde complet, ou non. Le choix harmonique engage personnellement l’aède dans une couleur donnée, déterminée par le genre, ou bien ouverte et libre. Faut-il prévoir de changer de genre au cours d’un même chant ? Doit-on le faire avec la même lyre, ou avec une autre ?

La possibilité de faire écho, d’orner avec la lyre offre à l’aède une nouvelle gestion du temps musical, et pas seulement en fin d’hexamètre. La narration redémarre souvent à la trochaïque troisième (T3), ou à la diérèse quatrième (D4). La pause interdite des métriciens devient plus que jamais l’espace désiré, creusé, approfondi, de l’interprète.

Au-delà de l’alternance ou superposition de la lyre et du texte, la langue grecque ne saurait emprisonner l’aède dans une tour d’ivoire. L’aède peut traduire, mêler les langues, improviser sans nul doute, mais il peut aussi faire vibrer cette langue transparente, débarrassée d’une compréhension de surface, restrictive et trompeuse.

Surtout, la recherche d’une sincérité dans la naissance du geste vocal semble requérir une démarche solitaire, personnelle. L’aède doit chercher son chant. A côté de la scansion chorale commune, qui nous vaut tant de bonheurs, il est non moins nécessaire de faire silence, d’écouter en soi et hors de soi, d’égrener quelques notes toutes simples. Et de laisser Homère conduire ce chant intérieur, frêle, dont le premier étonné est l’aède lui-même.

La traversée d’Ulysse : Extrait video sur Youtube.

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